CHAPITRE XI

 

Dans la rue, je ralentis mon allure, car j’ignorais, en somme, ce que j’allais faire. Comme il était encore tôt et que j’avais faim, je pris un léger repas en route, sans que ma ligne de conduite devint plus claire dans mon esprit.

Mais j’allai néanmoins à l’hôtel Milan. Un bar occupait le coin du building, une porte intérieure le faisait communiquer avec le hall de l’immeuble. Je m’installai au bar, qui était des plus élégants. Pas question de commander de la bière.

Je poussai mon chapeau en arrière et j’essayai de me donner de l’assurance.

— Du whisky ! dis-je au barman.

Je me souvins de Georges Raft, jouant Ned Beaumont dans la Clef de verre, qui commandait toujours du whisky. J’essayai de me mettre dans la peau du rôle.

Le barman me servit, me rendit trente-cinq cents sur le dollar que je lui tendis.

Je me dis qu’il fallait boire lentement, rien ne pressait. Sans me retourner, j’étudiai la pièce, réfléchie dans le miroir placé derrière le bar. Pourquoi met-on toujours des miroirs derrière les bars ? Voir son visage, quand on est en train de se soûler doit être horrible ! Surtout quand on boit pour oublier !

Le miroir me permettait de voir à travers la porte menant au hall de l’hôtel. Dans le fond se trouvait une horloge. Le cadran était réfléchi à l’envers dans le miroir et je mis un instant à rétablir l’heure : neuf heures un quart.

À neuf heures et demie, j’agirai. Que ferai-je ? Je l’ignorais, mais je ferais quelque chose.

D’abord, aller dans le hall et téléphoner en haut. Mais qu’allai-je dire ?

Je regrettai maintenant de n’avoir pas réveillé l’oncle Ambroise, ou de ne l’avoir pas attendu. Peut-être allais-je tout bousiller comme lorsque j’avais rossé Reinhart…

J’observai la scène, toujours dans le miroir. Un homme était installé à l’autre bout du bar, il avait l’air d’un industriel prospère. À moins qu’il fut un gangster, pour ce que j’en savais ! Et l’autre, le petit Italien assis dans la salle ? Un commis voyageur, ou un bandit ? Peut-être était-il Benny Rosso ? Qu’en savais-je ?

Je bus mon whisky d’un trait maintenant et faillis m’étouffer. Je regardai la réflexion de l’horloge dans le miroir, qui avait l’air de marquer trois heures trente et une, donc il devait être neuf heures vingt-neuf.

Le barman revenait vers moi, mais je fis un signe négatif. Je me demandai s’il m’avait vu m’étouffer en avalant. Je me sentis assez sot, puis je me décidai et je partis pour la porte du hall. Je me sentais horriblement gêné, comme si ma chemise sortait de mon pantalon et qu’une nombreuse assistance me regardait ironiquement.

J’allais certainement bégayer au téléphone et tout gâcher.

Ce fut l’appareil à disques qui me sauva. Placé entre le bar et la porte, il reluisait de tous ses cuivres, un peu déplacé dans ce bar élégant. Je pris une pièce de monnaie et choisis d’entendre un disque de Benny Goodman. La machine bourdonna, le disque glissa en place, l’aiguille prit position.

Les yeux fermés, j’écoutai la musique, je l’absorbai de tout mon être.

Puis j’ouvris les yeux et partis pour le hall, soutenu par le rythme, ivre de musique.

Je me sentais nettement d’attaque, prêt à affronter n’importe quoi.

Dans la cabine téléphonique, je composai le numéro : Wen… 3842. Un déclic, et j’entendis la voix féminine qui m’avait plu hier soir, dire « Allo ? ».

— Ici, Ed, Claire.

— Ed, qui ?

— Vous ne me connaissez pas, je vous appelle du hall, en bas. Êtes-vous seule ?

— Oui… Mais qui est-ce ?

— Le nom de Hunter vous dit-il quelque chose ?

— Non.

— Et celui de Reynolds ?

— Qui êtes-vous ?

— J’aimerais vous expliquer, dis-je. Puis-je monter ? Ou préféreriez-vous me retrouver au bar, pour un cocktail ?

— Êtes-vous un ami de Harry ?

— Non.

— Pourquoi accepterais-je votre invitation ? Je ne vous connais pas.

— Ce serait le meilleur moyen de faire connaissance.

— Vous connaissez Harry ?

— Je suis son ennemi…

— Oh !

— Écoutez, je vais monter. Ouvrez votre porte, sans ôter la chaîne de sûreté. Mon aspect vous rassurera, peut-être, et vous me laisserez entrer.

Je raccrochai avant d’essuyer un refus. Il me sembla avoir piqué sa curiosité. Avant tout, ne pas lui laisser le temps de réfléchir, de téléphoner ! Aussi, je bondis dans l’escalier et montai les trois étages en courant.

Elle m’attendait, derrière la porte entrouverte et défendue par la chaîne de sûreté, ce qui lui permettait de bien me voir et de me juger, comme j’avançai vers elle dans le couloir, mieux qu’elle n’aurait fait en ouvrant seulement la porte au moment où j’eus frappé.

Elle était jeune et ravissante. Je pus m’en rendre compte, même à travers l’entrebâillement.

Je parvins à marcher jusqu’à elle sans me prendre les pieds dans le tapis.

Son expression resta impassible, mais elle ôta la chaîne et me laissa entrer. Personne ne m’attendant avec une matraque derrière la porte, je pénétrai dans le living-room. Bien meublée, la pièce était accueillante, malgré la fausse cheminée, agrémentée de vrais chenets, d’un joli tisonnier bien brillant et d’une pelle. L’ensemble faisait un peu décor de cinéma.

Je contournai le sofa placé devant la cheminée et fis semblant de me chauffer les mains devant une flambée imaginaire.

— La nuit est glacée, dis-je, le boulevard est recouvert par un épais tapis de neige… je ne sais comment j’ai pu arriver jusqu’ici, j’ai failli périr dans une avalanche !

Je me frottai les mains de plus belle. Ma jolie inconnue me regardait, les bras ballants, debout au coin du sofa. Des bras au galbe parfait, que sa robe sans manches me permettait d’apprécier.

— Rien ne vous presse, à ce que je vois ? fit-elle.

— J’ai un train à prendre, mercredi en huit.

Elle poussa un léger grognement, du genre bien élevé.

— Alors nous avons le temps de prendre un verre.

Un petit meuble bas, à côté de la cheminée, contenait le nécessaire : verres, shaker, bouteilles variées, petits blocs de glace.

— Il ne manque que la radio, dis-je en voyant cet admirable assortiment.

— De l’autre côté de la cheminée. Radio-phono.

— Et des disques ?

— Voulez-vous boire, oui ou non ?

Je regardai la rangée de bouteilles, et décidai de ne pas choisir un cocktail : on me demanderait peut-être de le préparer moi-même et je pourrais ne pas savoir.

— Un peu de Bourgogne, s’il vous plaît. La couleur du Bourgogne se marie bien avec un tapis prune : les taches ne se verront pas.

— Si c’est ça qui vous tourmente ! Vous pouvez aussi bien prendre de la crème de menthe. L’installation ne m’appartient pas.

— Mais vous y vivez.

— Jusqu’à la semaine prochaine.

— Alors, vive la crème de menthe !

Elle remplit deux petits verres à liqueur et m’en tendit un. J’avisai une boîte de cigarettes sur la cheminée, je lui offris une de ses propres cigarettes et l’allumai. J’en pris une, je m’assis et je goûtai la crème de menthe. Ça sentait bon et j’appréciai cette liqueur, nouvelle pour moi.

Mon inconnue resta debout, appuyée contre la cheminée. Toujours impassible, elle me contemplait. De beaux cheveux, noirs, ondulés. Une belle fille, mince, presque aussi grande que moi. Elle avait des yeux clairs, un joli regard.

— Vous êtes belle, dis-je.

Le coin de sa bouche frémit un peu.

— Est-ce pour me dire cela que vous m’avez téléphoné ?

— Non, je ne vous avais pas encore vue.

— Que dois-je faire pour que vous daigniez vous expliquer ?

— L’alcool me déliera la langue. Et j’adore la musique. Auriez-vous des disques ?

Elle aspira une bouffée de fumée, la rejeta par les narines. Puis :

— Si je vous demandais l’origine de cet œil au beurre noir, vous me répondriez sans doute que vous avez été mordu par un Saint-Bernard ?

— Non, je dis toujours la vérité. Un homme m’a frappé.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne lui plaisais pas.

— Vous lui avez rendu son coup ?

— Oui.

Elle se mit à rire, un rire franc, honnête.

— Je ne me rends pas compte si vous êtes fou ou non. Que voulez-vous, au juste ?

— L’adresse de Harry Reynolds.

Elle fronça les sourcils.

— Je ne l’ai pas. J’ignore où il se trouve et ça m’est égal.

— Nous parlions de disques de phono. Avez-vous…

— Assez. Pourquoi recherchez-vous Harry ?

Je respirai profondément et me penchai vers elle.

— La semaine dernière, un homme a été tué dans une ruelle. C’était mon père, un imprimeur. Je suis un apprenti imprimeur et je suis plus jeune que je ne le parais. Mon oncle est un… artiste. Nous essayons tous deux de mettre la main sur Harry Reynolds pour le livrer à la police, car il a tué mon père. Mon oncle dort, sinon il serait venu avec moi. C’est un chic type, il vous plairait sûrement.

— Je vous préfère quand vous parlez par monosyllabes. Vous disiez la vérité lorsque vous m’avez expliqué votre œil poché.

— Alors revenons aux monosyllabes.

Elle but encore de la liqueur, puis :

— Bon. Comment vous appelez-vous ?

— Ed.

— C’est tout ?

— Hunter, ce qui prend deux syllabes. J’avais essayé de me contenter de « Ed ». C’est votre faute !

— Vous recherchez vraiment Harry ? Que lui voulez-vous ?

— Ça prendra trois syllabes.

— Allez-y !

— Le tuer.

— Pour le compte de qui travaillez-vous ?

— Pour un homme, son nom ne vous dirait rien.

— Votre langue n’est pas encore bien déliée. Encore un peu de liqueur ?

Elle remplit les verres.

— Et de la musique. Rien de tel pour charmer les bêtes sauvages. Un disque ?

Elle rit et traversa la pièce. Dans un coin, sur un étage, je vis plusieurs albums.

— Que voulez-vous ? Dorsey ?

— Oui, le trombone.

Elle choisit des disques et les mit sur l’appareil, qui était automatique. Puis elle revint à moi.

— Qui vous a envoyé ici ?

— Ce serait gentil de pouvoir vous répondre « Benny m’a envoyé ». Mais il n’en a rien fait. Je n’aime pas Benny, ou Dutch, pas plus que je n’aime Harry. Personne ne m’a envoyé, Claire. Je suis venu, voilà tout.

Elle se pencha et palpa mon veston, sous l’aisselle, où j’aurais pu dissimuler un revolver maintenu par une bricole. Puis elle se redressa, fronçant les sourcils.

— Vous n’avez même pas un…

— Assez, dis-je. Je veux entendre Dorsey.

Claire haussa les épaules, et prenant son verre s’assit sur le sofa, à quelque distance de moi, pour bien marquer qu’elle ne tenait à aucune familiarité. Je restai tranquille, mais je l’aurais prise dans mes bras volontiers. J’attendis la fin du disque, puis je dis :

— Ça pourrait vous rapporter de l’argent. Pour l’adresse de Harry.

— Je l’ignore, Ed. C’est la vérité, que vous le croyiez ou pas. J’en ai terminé avec Harry et avec ce qu’il représente. J’ai vécu deux ans ici, et tout ce que ça m’a rapporté, c’est l’argent du retour. Le retour, c’est-à-dire, Indianapolis.

« J’ai l’intention d’y retourner, de trouver du travail et de m’installer dans une chambre avec un seul oreiller sur le lit. Je suis très capable de vivre modestement. Ça vous parait drôle ?

— Non. Mais un magot dans la banque faciliterait vos débuts…

— Je n’en veux pas, Ed, pour deux raisons. D’abord, faire un sale coup à quelqu’un serait un mauvais début. Ensuite, j’ignore où se trouve Harry. Je ne l’ai pas vu depuis une semaine, presque deux, même. Je ne sais même pas s’il est à Chicago et ça m’est égal.

— Alors…

Je me levai et m’approchai de l’étagère aux albums. L’un d’eux était consacré à des gloires d’autrefois, à Jimmy Noone surtout, dont j’avais beaucoup entendu parler. Wang-Wang Blues, Wabash Blues… Je mis des disques sur le phono. Ce fut magnifique.

Je tendis la main à Claire, elle se leva et vint à moi. Nous dansâmes. Une musique émouvante, prenante au possible, un rythme admirable… On n’en joue plus de pareille. Elle me submergea.

La musique s’arrêta et je me rendis compte que Claire était entre mes bras et qu’elle ne cherchait pas à se dégager. L’embrasser serait la chose la plus naturelle.

En effet. Ce fut à ce moment, pendant l’instant silencieux entre deux disques, que nous entendîmes la clef tourner dans la serrure.

Claire s’écarta vivement, mit un doigt sur ses lèvres pour me recommander le silence et désigna une porte entrouverte à côté du meuble contenant les boissons. Puis elle se dirigea vers la petite entrée.

Je saisis vivement mon chapeau, posé sur le sofa, ainsi que mon verre et mes cigarettes. Avant qu’elle parvînt dans l’entrée, j’avais franchi la porte qu’elle m’avait désignée.

Je me trouvai dans une pièce sombre, je laissai la porte légèrement entrouverte. J’entendis Claire qui dit : « Dutch ! Qu’est-ce qui vous prend d’entrer ici comme… »

Le phono se remit alors à jouer le deuxième disque de Jimmy Noone et je ne pus entendre le reste. C’était le disque qui commence ainsi : « Margie, je pense toujours à toi, Margie… »

À travers la fente, je vis Claire se diriger vers l’appareil pour l’arrêter. Son visage était décomposé par la colère. Elle dit encore :

— Que diable, Dutch, c’est Harry qui t’a donné cette clef ou…

— Allons, Claire, du calme. Non, Harry ne me l’a pas donnée, ce n’est pas son genre et tu le sais. Je me la suis procurée… Je me doutais de ce qui allait se passer.

— Qu’est-ce que tu dis ? Sors d’ici !

— Non, ma gosse !

Comme il s’était avancé, je le vis maintenant. Dutch était énorme ! Quant à ses noms et prénoms je me demandai où il les avait péchés. Car il n’était certainement ni Hollandais, ni Irlandais. Je lui trouvais plutôt l’aspect d’un Grec ou d’un Turc, ou d’un Persan. Très brun de peau, il avait l’air d’un lutteur et marchait comme si ses muscles étaient noués.

— Ne te mets pas en colère, ma beauté ! Nous avons à causer affaires.

— Sors d’ici !

Il souriait, tripotait son chapeau.

— Harry m’a fait un sale coup. Crois-tu que je ne le sais pas ? À moi et à Benny. Benny, je m’en fous, mais je n’aime pas qu’on se moque de moi. Je vais l’expliquer à Harry.

— Je ne sais ce que tu veux dire.

— Vraiment ?

Il prit un cigare dans sa poche, l’alluma avec un briquet.

— … Vraiment ? répéta-t-il.

— Et si tu ne sors pas d’ici, je…

— Quoi ? dit-il en ricanant. Tu appelleras la police ? Alors qu’il y a quarante mille dollars, ici, provenant de Waupaca ? Ne me fais pas rire ! Écoute bien : d’abord, je connais la chanson. Harry a prétendu rompre avec toi, pas bête, il l’a fait avant le coup de Waupaca. Mais, comme des idiots, nous l’avons laissé emporter l’argent, lorsque nous nous sommes séparés. Maintenant, où est Harry ? Je ne le sais pas, mais j’ai l’intention de le découvrir. Et je sais où sont les quarante mille dollars : ici.

— Tu es fou ! Imbécile…

Je m’étais trompé en pensant qu’il avait les muscles noués. D’une brusque détente, sa main saisit le poignet de la jeune femme. Il l’attira brusquement contre lui, la faisant pivoter : le dos de Claire se trouva contre la poitrine du gangster qui la maintint avec son bras. De son autre main, il lui fit un bâillon.

Dutch me tournait le dos. Que faire ? Je l’ignorais, l’énorme brute était redoutable. J’ouvris néanmoins la porte, regardai autour de moi… Je n’aperçus qu’un léger tisonnier, devant la fausse cheminée.

J’avançai doucement.

Imperturbable, l’autre parlait toujours.

— Une seconde, petite, je vais enlever ma main de ta bouche, assez en tout cas pour que tu dises oui ou non. Nous prendrons l’argent, toi et moi, et au diable Harry ! Sinon… eh bien, ce que je te réserverai, alors, ne te sera pas agréable.

Je tenais le tisonnier, maintenant. Mes pas n’avaient fait aucun bruit. Hélas, c’était un tisonnier jouet, guère fait pour tisonner ou assommer un géant ! Fort heureusement, je me souvins d’une lecture, d’un coup de jiu-jitsu qu’on assène au cou, parallèlement et au-dessous de la mâchoire. On le donne avec le bord de la main, et il peut paralyser ou même être fatal.

Ça valait la peine d’être essayé. Je brandis le tisonnier et je criai : « Dutch ! »

Le voyou lâcha Claire et tourna la tête, comme je l’espérais. Je lui lançai un coup à toute volée…

Claire tomba, Dutch tomba et leur chute ébranla l’immeuble. Le verre de Claire tomba de la cheminée et se cassa sur les tuiles de l’âtre.

Ma première pensée fut pour le revolver du bandit, car j’ignorais s’il était vraiment évanoui, et pour combien de temps. Je le trouvai dans sa poche, un revolver de police, modèle réglementaire !

Lorsque je l’eu, je me sentis plus confiant. J’entendis rire ; à genoux, Claire essayait de se relever et elle riait, d’un rire de femme soûle.

Je ne compris pas, elle n’avait pas bu assez pour se griser, d’autre part, ce n’était pas une crise de nerfs.

Ce n’en était pas une. Elle s’arrêta soudain, me dit :

— Mettez le phono, vite.

Son rire la reprit, mais sa bouche seule riait, son visage était blanc comme un linge, ses yeux exprimaient la peur. Elle se leva, tituba volontairement à travers la pièce.

Sans comprendre, j’obéis, je fis marcher le phono. Claire s’effondra sur le sofa en sanglotant, mais sans presque faire de bruit.

Le disque jouait : « Margie, je pense toujours à toi… Margie, tu es tout pour moi… »

Claire me lança :

— Parlez, Ed. Parlez à haute voix. Marchez, qu’on vous entende…

Cessant de sangloter, elle me cria :

— … Ne comprenez-vous pas ? Une chute pareille, un bruit aussi fort ? C’est un meurtre ou un accident, ou un ivrogne qui s’écroule. Si l’on entend ensuite des paroles, des rires, des pas, les voisins croiront qu’il s’agit d’un soulard. Au contraire, si un silence s’établit après un raffut pareil, ils téléphoneront au bureau de réception…

— Bien sûr ! m’écriai-je.

Je fourrai le revolver dans ma poche et m’approchai de Dutch, toujours étendu. Je songeai : « Mon Dieu, pourquoi est-il aussi immobile ? Ça n’a pas pu le tuer, pourtant !… »

Mais Dutch était mort. Je palpai désespérément son cœur, sans percevoir le moindre battement. Invraisemblable ! Un truc pareil, lu dans un livre, auquel on ne croit pas soi-même et qui réussit…

Je me mis à rire, et cette fois ce n’était pas pour rassurer les voisins.

Claire s’approcha de moi, me gifla, ce qui me calma.

Nous nous assîmes sur le sofa. Je recouvrai mon sang-froid, pris une cigarette, en allumai une pour Claire. Ma main ne tremblait plus. Claire me demanda :

— Vous voulez boire quelque chose, Ed ?

— Non, merci.

— Moi non plus.

Le phonographe continuant à jouer, je le fis taire. Si les voisins avaient l’intention d’alerter la police, ce serait déjà fait.

Je me rassis sur le sofa. Claire me prit la main et nous restâmes assis, tous les deux, regardant la cheminée que nulle flamme ne viendrait jamais égayer. En somme, nous évitions ainsi de regarder Dutch, étendu sur le sol.

Dutch, étendu par terre… mort.

Sa présence devint insupportable. Il semblait grossir à vue d’œil, remplir la pièce.

La main de Claire se crispa convulsivement sur la mienne, elle se mit à sangloter, tout bas.